CHAPITRE PREMIER

Au début Charlster exigea de Rigil le secret le plus absolu et le responsable du collectif d’administration dut en passer par là.

— Je regrette qu’Ann Suba ne soit pas revenue parmi nous, se plaignit l’astrophysicien. Elle seule avait un niveau de connaissances suffisamment élevé pour comprendre ce qui est en train de se passer dans le ciel à trente-six mille kilomètres environ.

Rigil ne se formalisa pas d’être ainsi pris pour un ignorant. Contrairement à ce qu’il avait toujours attendu, le savant ne manifestait aucune joie, aucun triomphalisme. Il paraissait même accablé par sa dernière découverte.

— Je pourrai vous montrer des clichés, des images radar, mais elles sont très difficiles à déchiffrer pour un profane… Je vais essayer de vous expliquer tout ça au tableau noir.

Il ferma la porte à double tour et ils furent seuls. Aucune jeune fille ne fut admise dans le laboratoire, contrairement aux habitudes du vieux satyre.

— Ceci est le nœud spatial que j’ai découvert voici plusieurs années et qui me valut en dehors de pas mal d’ennuis d’être condamné à perpétuité au train pénitentiaire n° 34 où Liensun vint me délivrer. Ce nœud spatial est constitué de poussières… En fait il s’agit d’un vestige de notre ancien satellite, la Lune, qui explosa voici trois siècles selon la thèse officielle, ou vingt-six d’après le dogme sibérien. Tant que nous n’aurons pas appris à dater le Carbone 14 il nous sera impossible d’avoir une bonne précision. Ce vestige est en fait la Lune elle-même mais réduite à un amas de poussières agglomérées, floculées. Telle quelle, c’est un réservoir inépuisable pour colmater les brèches qui pourraient se produire dans le ciel croûteux qui, en filtrant les rayons du Soleil, nous plonge depuis dans l’ère glaciaire. Je vous rappelle que ce nœud spatial, ce vestige lunaire, est resté à trois cent mille kilomètres de nous.

Il traça une flèche et marqua le chiffre. Puis, à plus courte distance de la sphère représentant la planète, il plaça un autre point.

— Ici le satellite géostationnaire que j’ai baptisé Dumb-Bell, c’est-à-dire haltère. Il est composé de deux sphères reliées par un axe cylindrique. C’est lui qui est préoccupant depuis quelques jours… Les éruptions se succèdent à sa surface. En fait il s’agit d’implosions et on en perd le compte. Sa structure extérieure, son enveloppe, est en train de se percer en de multiples endroits, et de ce fait il ne fonctionne plus ou presque plus… J’ai réussi à déterminer son rôle régulateur. Il surveille le cocon qui nous enveloppe, le cocon de poussières lunaires, et dès qu’il repère une faille, une lucarne, il puise dans le nœud spatial pour effectuer un raccommodage, un rapetassage si vous préférez.

— Il puise comment, de façon mécanique ?

— J’ignore comment mais il doit utiliser une énergie électromagnétique ou quelque chose de ce genre. Il doit également posséder des relais dans tous les coins. Une organisation parfaite mais qui se déglingue très rapidement. Maintenant nous allons nous rendre dans l’observatoire.

Rigil n’aimait guère cet endroit. À cause du télescope électronique, la température y était maintenue fort basse et on y gelait. Il alla donc chercher une combinaison isotherme et rejoignit le vieux savant. Ce dernier réglait déjà le complexe appareil pour obtenir de nouveaux clichés.

Rigil dut attendre un quart d’heure en battant la semelle, tandis que sa respiration se transformait en vapeur au sortir de sa bouche. Ils étaient toujours seuls, preuve que Charlster ne voulait pas ébruiter l’affaire.

— Je vais vous projeter ces clichés, vous aurez une meilleure vue du phénomène en cours.

Tout d’abord il ne vit que du blanc assez sale avant de comprendre qu’il s’agissait du ciel photographié à l’horizon est de la colonie.

— Regardez ceci, dit le professeur en s’approchant de l’écran où il cerna une zone d’un coup de crayon.

Du coup cette tache parut plus claire que le reste.

— Une lucarne en formation. Je la surveille depuis quarante-huit heures. Normalement elle aurait dû être colmatée depuis une douzaine d’heures mais elle ne cesse de s’éclaircir, de devenir transparente. Si le Dumb-Bell n’intervient pas d’ici quarante-huit heures elle sera visible à l’œil nu et il est possible que, dans une fourchette de temps que je situe entre une semaine et un mois, le Soleil réapparaisse ici et éclaire durant quelques heures par jour, du moins au début, la banquise du Nord Pacifique pour commencer. Puis toute la banquise par la suite. J’ai fait un premier calcul qui donne vingt millions de kilomètres carrés qui seront directement exposés aux rayons solaires, soit un rectangle de dix mille kilomètres de long, depuis Kaménépolis, même plus au sud, jusqu’au Réseau des Disparus et en largeur deux mille kilomètres répartis autour du Réseau du 160e.

Rigil resta comme assommé par cette révélation et comprit pourquoi le professeur ne marquait aucun enthousiasme délirant.

— Dans un mois l’ensoleillement sera total, douze heures à l’équateur et plus au nord puisque nous allons vers l’été de l’hémisphère Nord.

— La base Rooky ?

— Atteinte de plein fouet.

Rigil déglutit mais sa bouche était horriblement sèche. Le professeur le comprit et sortit un flacon de vodka distillée dans les Échafaudages.

— Nous allons en avoir besoin tous les deux.

— Vous croyez que Dumb-Bell ne réagira plus ?

— J’en ai bien peur. Il aurait dû le faire et ce retard s’aggrave.

— Que risquons-nous ici du fait de cette lucarne ?

— Pas grand-chose. Nous enregistrerons quelques degrés de chaleur et une meilleure lumière. En attendant la lucarne qui nous concernera…

— Et ce sera pour bientôt ?

— Directement dans notre ciel je ne pense pas, mais nous risquons d’ici deux ou trois ans d’être cernés par quatre à cinq lucarnes qui, forcément, finiront par bouleverser notre milieu et notre lumière, même si elles ne peuvent être directement au-dessus de nous.

Il remplit deux gobelets en plastique et ils burent avidement.

— Depuis toujours j’étudie notre fameux ciel croûteux et je connais ses faiblesses, ses résistances. Je peux établir d’ores et déjà un calendrier du retour du Soleil dans les cinq années futures. Ce qui donnera une fonte des glaces pour la moitié de la planète. Mais ce sont les banquises qui seront le plus touchées.

— On va nous accuser, murmura Rigil qui contemplait le fond de son gobelet à moitié vide.

— C’est ce que je crains. Et le hasard voudra qu’ici nous ne subissions pas directement les contrecoups de cette détérioration du satellite. Elle va très vite, cette détérioration, comme si Dumb-Bell avait une maladie qui d’un seul coup s’aggrave sans qu’on puisse y porter remède. Allez expliquer aux gens de la Terre que notre sauvegarde dépend d’une mécanique artificielle qui a résisté à des siècles de fonctionnement et qui d’un coup tombe en panne. Personne ne vous croira car ils ne sont pas dix mille sur Terre à savoir ce qu’est un satellite géostationnaire et combien ignorent les mots de Soleil et de Lune ?

Il remplit une nouvelle fois les gobelets. Rigil ne but pas tout de suite et s’enquit :

— Il faut donner l’alarme, n’est-ce pas ?

— Entre huit jours et un mois, répéta le professeur. Les Compagnies les plus menacées, la Banquise surtout et quelques autres dont la Mikado, la Bones, la Chemical Cie, auront le temps d’organiser l’exode, et cette fois il sera définitif et circonstancié. Pas de psychose si le Kid et les autres P.-D.G. savent s’y prendre, mais je crains que tous nos amis rénovateurs ne soient pourchassés et abattus. Surtout dans les Compagnies voisines où le danger est moins immédiat. China Voksal par exemple et toute l’Australasienne bien sûr. Nous sommes devant un dilemme effroyable. Si nous nous taisons c’est pire, mais en donnant l’alarme nous condamnons nos frères rénos, qu’ils soient mystiques ou scientifiques…

— Vous êtes sûr de vos calculs ?

— Il ne s’agit plus de calculs mais de clichés. Et le prochain dans quatre heures sera encore plus évident : la tache claire sera plus pâle encore, vous verrez.

Rigil n’avait pas envie de rejoindre sa cellule pour dormir. Il voulait attendre sur place et il s’allongea dans un coin tandis que le professeur veillait.

Charlster le secoua vers six heures du matin.

— Regardez l’écran. Je vais passer le cliché précédent et celui que je viens d’obtenir.

Rigil se dressa lentement. Il n’y avait plus aucun doute à avoir : la peau du ciel devenait si mince qu’elle menaçait de s’ouvrir à tout moment.

— D’abord nos amis de la colonie, n’est-ce pas ?

— Oui, mais avec des précautions pour éviter toute panique. Certains ont des enfants, des frères, des sœurs à Rooky sur la banquise du Pacifique et vont s’inquiéter.

— Nous préviendrons ensuite Liensun. Et puis ? Le Kid ?

— Liensun acceptera peut-être une mission auprès du Président Kid. On ne peut pas diffuser la nouvelle sur les ondes… Sinon nous aurions les mêmes désordres que ceux qui se sont produits voici quelques mois.

La réunion du collectif précéda la réunion générale, mais lorsque Charlster exposa de la façon la plus simple possible ce qui allait se produire il n’y eut aucune explosion de joie. Depuis des décennies, des siècles, les Rénovateurs avaient espéré un moment pareil. Les parents, les grands-parents de ces gens rassemblés là dans la salle du collectif avaient entretenu cet idéal malgré les dangers, les persécutions, et voici qu’au moment où le Soleil se préparait à revenir, c’était plus une terrible menace qu’une merveilleuse espérance.

— Nous ne sommes pas prêts, dit une femme, nous n’avons jamais été prêts psychiquement à supporter ce choc. Nous avions beau y croire, rien n’a été fait dans ce sens. On ne nous a jamais donné la force morale pour affronter l’événement. Et pourtant nous sommes des Rénovateurs scientifiques qui toute leur vie y ont cru. Alors imaginez les gens qui, sur la banquise, vont apprendre que, d’un coup, il y aura une chaleur insupportable et une lumière aveuglante… Et surtout que la glace va fondre à grande vitesse.

— Professeur, combien de temps, dans sa partie la plus fragile, résistera la banquise ?

Charlster soupira, faillit hausser les épaules et répondit d’un air las :

— Il y a des endroits où elle ne peut même pas supporter le poids d’un manchot, plus à l’est, là où des mers chaudes se sont formées, mais disons qu’un bloc de dix à douze mètres d’épaisseur mettra plusieurs semaines avant de fondre en totalité, peut-être plus. Je ne suis pas glaciologue. De toute façon, il vaudra mieux quitter les banquises pour se réfugier sur les inlandsis. Oh, ne croyez pas que la vie y sera plus facile. Disons qu’on y gagnera en sécurité mais qu’on vivra dans la boue, les inondations… Il faudrait que les gens puissent vivre sur la mer qui est riche en nourriture et produits variés alors que sur terre la disette sera totale.

— C’est vrai qu’il y aura des brouillards ? demanda la même femme.

— Oui, très épais, car l’évaporation sera fantastique. Et les vents souffleront très fort, chasseront momentanément cette condensation.

— Est-ce qu’on aura chaud ?

— Imaginez une étuve ou un sauna. Ce sera à peu près la même ambiance.

— La végétation va se développer ?

— C’est possible. Des graines congelées depuis des siècles peuvent effectivement germer dans la boue et nous verrons se développer de gigantesques forêts tropicales… Peut-être en un temps record… Ce serait une chance pour les rescapés.

— Et nous, que deviendrons-nous ?

— Il y a de fortes chances pour que notre vallée soit inondée sur plusieurs dizaines de mètres. Jusqu’à hauteur des niveaux neuf à douze par exemple, mais nous pourrons survivre aisément dans ces conditions. Les lucarnes environnantes nous gêneront mais il faudra attendre une autre dislocation des poussières pour être directement ensoleillés. Je ne pense pas que cela se produise d’ici à quelques années. Nous pourrions avoir un climat tempéré avec peu de brumes et une température entre plus dix jusqu’à plus vingt. Rien de catastrophique. Nous développerions des cultures en plein air sur le plateau, par exemple.

— Il va falloir réunir l’assemblée générale, dit Rigil, et annoncer ce qui nous attend à tout le monde.

Le silence se fit. Une épreuve difficile commençait.

 

L'aube cruelle d'un temps nouveau
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